Théophile Gautier - Qu’est-ce que le beau ?

Y a-t-il quelque chose d’absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes ? D’abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Je défie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si ce n’est à ne pas nous abandonner au Constitutionnel ni à aucune espèce de journal quelconque.

Ensuite, l’utilité de notre existence admise à priori, quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un morceau de viande deux fois par jour, c’est tout ce qu’il faut pour se remplir la viande, dans la stricte acception du mot. L’homme, à qui un cercueil de deux pieds de large sur dix de long suffit et au-delà-par sa mort, n’a pas besoin dans sa vie de beaucoup de place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche il n’en faut pas plus pour se loger et empêcher qu’il lui pleuve sur le dos.  Une couverture, roulé convenablement autour du corps le défendra aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staudt, le plus élégant et le mieux coupé. Avec cela, il pourra subsister à la lettre.

Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. On supprimerait les fleurs le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eut plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.

A quoi bon la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.

A quoi bon la musique ? A quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à Carrel et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche  

Il n’y a vraiment de beau que ce qui ne peut ne servir à rien : tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature.  L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.

Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire et j’aime bien mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu’ils me rendent.