André GIDE - Qu’est-ce qu’un grand artiste ? France et classicisme

Le triomphe de l’individualisme et le triomphe du classicisme se confondent. Or le triomphe de l’individualisme est dans le renoncement à l’individualité. Il n’est pas une des qualités du style classique qui ne s’achète pas le sacrifice d’une complaisance. Les peintres et les littérateurs que nous louangeons le plus aujourd’hui ont une manière ; le grand artiste travaille à n’avoir pas de manière ; il s’efforce vers la banalité. S’il parvient à cette banalité sans effort, c’est qu’il n’est pas un grand artiste, parbleu ! L’œuvre classique ne sera forte et belle qu’en raison de son romantisme dompté. Un grand artiste n’a qu’un souci : devenir le plus humain possible, disons mieux devenir banal.  Et, chose admirable, c’est ainsi qu’il devient le plus personnel. Tandis que celui qui fait l’humanité pour lui-même, n’arrive qu’à devenir particulier, bizarre, défectueux…Dois-je citer ici le mot de l’Évangile ? Oui, car je ne pense pas le détourner de son sens : Celui qui veut sauver sa vie (sa vie personnelle) la perdre celui qui veut la perdre la sauvera (ou, pour traduire plus exactement le texte grec : la rendra vivante).

J’estime que l’œuvre d’art accomplie sera celle qui passera d’abord inaperçue, que l’on ne remarquera même pas ; où les grandes qualités les plus contraires, les plus contradictoires en apparence, force et douceur, tenue et grâce, logique et abandon, précision et poésie respireront si aisément, qu’elles paraitront naturelles et pas surprenantes du tout. Ce qui fait que le premier des renoncements à obtenir de soi, c’est celui d’étonner ses contemporains. Baudelaire, Blake, Keats, Browning, Stendhal n’ont écrit que pour les générations à venir. Marcel Proust dit à ce sujet les choses les plus justes.

Mais je ne crois pourtant pas que l’œuvre d’art classique soit nécessairement méconnue d’abord. Boileau, Racine, La Fontaine même, ont été tout aussitôt appréciés ; et si nous reconnaissons dans leur écrits bien des vertus qui n’étaient pas celles auxquelles on était d’abord le plus sensible, c’était à eux, qui nous paraissent aujourd’hui les plus grands qu’allaient aussitôt les louanges. Malgré l’effort assez inintelligent de Gautier, de vouloir parmi les grotesques du XXVII ème siècle découvrir des génies ignorés, ceux-ci ne font nullement auprès de nos grands classiques la figure que fait un Baudelaire auprès d’un Ponsard ou d’un Baour-Lorman. C’est que le public même était classique, avait le gout de la chose classique : c’est que les qualités qu’il aimait et exigeait de l’œuvre d’art étaient celles-là même qui nous la font considérer comme classique aujourd’hui.

Aujourd’hui le mot classique est en tel honneur, on le charge aujourd’hui d’un tel sens, que peu s’en faut qu’on n’appelle classique tout œuvre grande et belle. C’est absurde. Il y a des œuvres énormes qui ne sont point classiques du tout. Sans être plus romantiques pour cela. Cette classification n’a de raison d’être qu’en France : et même en France, quoi de moins classique souvent que Pascal, que Rabelais, que Villon. Ni Shakespeare, ni Michel-Ange, ni Beethoven, ni Dostoiewky, ni Rembrandt, ni même Dante (je ne cite que les plus grands) ne sont classiques. Le classicisme me parait à ce point une invention française, que pour un peu, je ferais synonyme ces deux mots : classique et français, si le premier terme pouvait prétendre à épuiser le génie de la France, et si le romantisme aussi n’avait su se faire français ; du moins, c’est dans son art classique que le génie de la France, s’est le plus pleinement réalisé. Tandis que tout effort vers le classicisme restera chez tout autre peuple, factice, comme il advient avec Pope par exemple. C’est aussi qu’en France, et dans la France seule, l’intelligence tend toujours à l’emporter sur le sentiment et l’instinct. Ce qui ne veut nullement dire, comme certains étrangers ont une disposition à le croire, que le sentiment ou l’instinct soit absent.

Il suffit de parcourir les salles du Louvre, tant de peinture que de sculpture. À quel point toutes ces œuvres sont raisonnables ! Quelle pondération, quelle mesure ! Il faut les contempler longuement pour qu’elles consentent à livrer leur signification profonde, tant leur frémissement est secret. Débordante chez Rubens, la sensualité chez Poussin est-elle moins puissante, pour être toute refoulée ?

Le classicisme et par là, j’entends le classicisme français tend tout entier vers la litote. C’est l’art d’exprimer le plus en disant le moins. C’est un art de pudeur et de modestie. Chacun de nos classiques est plus ému qu’il ne le laisse paraitre d’abord. Le romantique, parle faste qu’il apporte dans l’expression, tend toujours à paraitre plus ému qu’il ne l’est en réalité de sorte que chez nos auteurs romantiques sans cesse le mot précède et déborde l’émotion et la pensée ; il répondait à certains émoussements de gout résultant d’une moindre culture qui permit de douter de la réalité de ce qui chez nos classiques était si modestement exprimé. Faute de savoir les pénétrer et les entendre à demi-mot, nos classiques dès lors parurent froids et l’on tint pour défaut leur qualité la plus exquise : la réserve.

L’auteur romantique reste toujours en deçà de ses paroles ; il faut toujours chercher l’auteur classique par-delà. Une certaine faculté de passer trop rapidement trop facilement de l’émotion à la parole est le propre de tous les romantiques français d’où leur peu d’effort de prendre possession de l’émotion autrement que par la parole, leur peu d’efforts pour la maitriser. L’important pour eux n’est plus d’être mais de paraitre ému.

Dans toute la littérature grecque, dans le meilleur de la poésie anglaise, dans Racine, dans Pascal, dans Baudelaire, l’on sent que la parole, tout en révélant l’émotion, ne la contient pas tout, et que, une fois le mot prononcé, l’émotion qui la précédait, continue. Chez Ronsard, Corneille, Hugo, pour ne citer que de grands noms, il semble que l’émotion aboutisse au mot et s’y tienne ; elle est verbale et le verbe l’épuise ; le seul retentissement qu’on y trouve est le retentissement de la voix.